--

Rokhiatou Gassama : « Ce qui limite l’émancipation politique des femmes »

Rokhiatou Gassama est consultante internationale en éducation, genre, leadership et bonne gouvernance. Elle dirige, depuis 2018, le Conseil sénégalais des femmes, une organisation de la société civile qui outille et accompagne les femmes dans l’acces aux instances de prise de décision et œuvre dans l’assistance pratique à la vie politique. Dans cet entretien, nous abordons avec Mme Gassama les actions que mène son organisation, les candidatures féminines, la loi sur la parité, les contraintes et défis des candidates à l’élection présidentielle prévue le 25 février 2024. 

Vous avez tenu, la semaine dernière, un atelier avec les femmes candidates, pouvez-vous revenir sur cette rencontre ? 

C’est un atelier organisé conjointement par le Conseil sénégalais des femmes (Cosef), les Agences des Nations-Unies et la National Democratic Institute, pour les candidates. J’ai animé l’atelier en ma qualité de consultante internationale. Premièrement, il s’agissait d’inviter les candidates, mais aussi les candidates d’élections précédentes à venir partager leur expérience en tant que femmes et en tant que femmes politiques également. Deuxièmement, il fallait les capaciter sur le processus électoral, sur les instruments nationaux et internationaux et également sur les stratégies de communication qu’une candidate devrait maitriser pour aller aux élections. 

Est-ce que les candidates y étaient toutes présentes ? 

Elles ont massivement répondu. J’ai invité pratiquement tout le monde, sauf celles dont j’ai appris tardivement la candidature. Mais globalement, elles sont toutes venues répondre à cette invitation qui est pour nous très importante. Parce que le Cosef, que je dirige, a pour mission de capaciter les femmes quelles que soient les élections. Quand on parle d’accès des femmes aux instances de décision, il faut les accompagner avant les élections. Nous les formons, les capacitons.

Avec les locales et les législatives, nous avions un nombre important de candidates, mais nous ciblons le maximum possible. Pendant les élections, nous accompagnons les femmes en termes de stratégies de communication, mais surtout par rapport à leurs besoins. Les besoins identifiés peuvent être sensiblement différents. Nous les accompagnons également après les élections. 

Lors des dernières élections locales de 2022, nous avions ciblé les candidates têtes de listes mais également d’autres candidates nous ont sollicitées, bien qu’elles ne soient pas têtes de listes. Nous les avons formées. Nous avons recruté des experts dans tous les domaines du processus électoral. Après, nous avons fait un grand lancement avec les partenaires Onu-Femmes, American Jewish World Service (AJWS) pour montrer aux Sénégalais que les femmes sont là, il faut les accompagner dans ce processus électoral. Après ce lancement, nous les avons encore conviées à des ateliers de renforcement de capacités, et ensuite après les locales, on a fait le suivi de l’application de la loi sur la parité dans l’installation des bureaux municipaux.

Si cette loi n’est pas appliquée, puisqu’on a une loi contraignante, cela nous permet de saisir les juridictions compétentes. Il y a eu beaucoup de recours. Les requérants et requérantes ont saisi les Cours d’appel, pour justement dénoncer le non-respect de la loi.  Et aujourd’hui, nous ne sommes pas 100% satisfaites, mais nous sommes quand-même assez fières sur le fait que ces juridictions ont rendu des décisions que beaucoup de communes ont respectées. D’autres n’ont pas encore respectés, c’est en cours. 

En 2022, le Cosef avait initié « Cosef élections locales 2022 », un programme en faveur des femmes pour les législatives et les locales. Est-ce que ce programme est réactivé pour la présidentielle ? 

Ce sont des programmes différents. On adapte les programmes par rapport aux types d’élection. « Cosef élections locales 2022 » était destiné aux locales. La stratégie que nous adoptons pour les législatives ou les locales est différente de la présidentielle. Lors de la présidentielle de 2019, nous avions invité toutes les organisations de la société civile à se joindre à nous pour faire un travail de diagnostic des programmes des différents candidats, mais également d’interpellation pour voir, à travers ces programmes, est-ce que les préoccupations des femmes sont prises en compte ou non. Cette année, pour les élections de 2024, nous comptons continuer ce programme, parce qu’il est très intéressant. Ce qui est intéressant, ce n’est pas seulement le fait de prendre le programme et de le lire. C’est d’aller discuter avec eux. C’était intéressant d’avoir ce face-à-face avec les candidats ou leurs représentants. 

La deuxième initiative pour nous, c’est d’avoir des confrontations. Les candidats sont assez réservés sur leurs programmes. Ce qui nous intéresse nous, c’est d’attendre que la liste sorte pour que nous puissions connaitre les candidates et candidats pour discuter avec eux. Parce qu’ils ont le temps de réadapter leurs programmes que ce soit en termes d’accès aux instances de prise de décisions, d’éducation, d’autonomisation, de santé et toutes les questions spécifiques qui concernent les femmes et les hommes. Mais les femmes sont prioritaires. Après lecture et diagnostic du programme, nous obtenions des engagements. En 2019, les engagements étaient signés dans un registre et je pense que ce sera la même chose en 2024. 

Le 26 décembre était le dernier délai pour le dépôt des dossiers de candidatures au Conseil constitutionnel. Sur les 93 candidats, seules six ou sept femmes y figurent. Quelle analyse faites-vous de cela ? 

Premièrement, rendre d’abord visible sa candidature est un premier pas. C’est une volonté manifeste pour chaque femme de le faire. Je leur tire mon chapeau parce que ce n’est pas évident.

Deuxièmement, il y a un problème de moyens. Les femmes sont très peu « capables » de mobiliser, même avec leurs militants et sympathisants, trente (30) millions de francs CFA pour la caution. Tout le monde sait que les femmes n’ont pas assez de ressources. Cela limite donc énormément. Au-delà de la caution, il faut encore d’autres fonds pour aller vers les populations, faire le tour du Sénégal, bâtir des stratégies de communication avec des spécialistes, trouver un staff capable d’accompagner, les moyens du transport, la logistique, les hébergements et toutes les prises en charge. Cela a un cout important.

Dans les échanges que nous avons, le manque de moyens est beaucoup ressorti. Cela limite beaucoup les femmes. La caution est quand même assez élevée. D’aucuns disent que c’est un moyen de filtrer comme le parrainage. D’autres pensent que c’est un baromètre financier du candidat ou de la candidate. Nous sommes dans un pays pauvre. En principe, nous n’avons pas de moyens. Sortir ces millions tout en sachant que si l’on n’a pas un certain nombre de pourcentage, ces millions ne nous seront pas remboursés. Moi, le je leur tire mon chapeau. 

Le premier indicateur, c’est la volonté de le faire. Le deuxième, c’est la capacité de pouvoir mobiliser autour de soi des experts mais également la population. Le troisième, c’est de pouvoir trouver les moyens physiques et intellectuels pour bâtir un programme consensuel. Un programme qui n’est pas écrit dans un bureau mais qui est basé sur la discussion que le candidat ou la candidate peut avoir avec la population. C’est important.

Le programme se bâtit autour de cela, et non autour des experts qui vont réfléchir et remettre un document. Non. Un programme est basé sur le diagnostic des problématiques de la population, quelle soit jeune, vieux, femme, homme ou handicapé. Toutes ces catégories ont des besoins spécifiques. À partir du moment où le candidat ou la candidate fait cela, il ou elle pourra bâtir son programme qui doit, normalement, être partagé. 

Elles sont sept ou huit candidates, souhaitons que la majorité passe. Combien parmi elles ont pu collecter des parrainages et déposer leurs dossiers ? Après il y a la phase de la validation. En 2019, quand j’étais au Conseil constitutionnel (en tant qu’observateur électoral), aucune femme n’est passée. C’était dommage. Je souhaite un jour quand-même qu’elles y arrivent. Mais la volonté est là. Je ne minimise jamais ce qu’elles ont pu faire, même si elles ne passent pas.

Au-delà de cet obstacle financier, existe-t-il des barrières socioculturelles qui freinent l’émergence politique des femmes ?

Absolument ! Nous sommes dans un pays à majorité musulmane. Il y a, au moins, deux religions phares : l’islam et le christianisme. Mais il y a aussi les religions traditionnelles qui ont aussi un poids important. Il y a une lecture assez fine qui doit être faite par rapport à la relation entre les femmes et les hommes, basée sur la religion. La première lecture consiste à faire la distinction entre ce que dit la religion et ce que disent nos pratiques culturelles. Ce n’est pas pareil. Nous sommes dans une dynamique où tout se confond. L’on ne fait pas la distinction. Ou bien, l’on nous a fait croire souvent que c’est la religion alors que ce n’est pas elle. 

L’autre élément qui est important, c’est le poids de ces religions sur la femme, d’après ce qu’on en interprète. Qu’est-ce que la femme doit faire quand elle est mariée, même quand elle ne l’est pas ? La charge de travail est un élément qui freine la femme. Parce que quand les femmes ont à s’occuper de tous, elles n’auront pas assez de temps pour penser à autre chose. Même si elles ont cette capacité de se déployer sur plusieurs sujets en même temps, par rapport aux hommes qui font focus sur une chose. 

Que faut-il faire pour corriger les inégalités dans les candidatures aux élections ? 

Il y a plusieurs choses à faire. La première, c’est de permettre déjà aux femmes, aux jeunes filles d’aller à l’école. C’est la base. Il faut qu’elles soient instruites. Deuxièmement, il faut régler le problème des centres de formation et d’alphabétisation qui, à mon avis, ont joué un rôle important, mais le taux d’analphabètes est assez élevé. La troisième chose consiste à faire énormément de sensibilisation et de formation destinées à la population.

Si l’on fait le diagnostic de ce qu’offrent les télévisions, les radios et les réseaux sociaux, l’on se rend compte qu’il y a de la place pour sensibiliser sur des questions de développement qui nous intéressent. Au lieu de mettre toujours que du Làmb (lutte traditionnelle), des chansons, des théâtres (même si parfois le théâtre sensibilise mais ce n’est pas suffisant). Il faut revoir tout ce système à travers les institutions. Le CNRA est là pour réguler parce qu’il y a des cahiers de charge. Mettons l’accent sur la sensibilisation à travers les médias. Mais c’est insuffisant. Il faut des plages-horaires.

Nos États aussi doivent mettre l’accent sur l’éducation qui est la clé et la base de tous. Ensuite, viennent l’information et la sensibilisation. Mais également le respect et l’application ferme des règles et des Lois. Je pense que le manque d’éducation répond à toutes les questions qu’on se pose sur le comportement des gens, des Sénégalais, sur l’indiscipline. Je pense qu’à notre niveau, en tant que femmes également, porteuses de l’éducation de base, nous avons notre rôle à jouer. C’est un élément. 

L’autre élément important, l’on a toujours dit que les femmes doivent entrer en politique pour changer les choses. Moi, j’essaie de changer les choses à mon niveau, je ne suis pas politique. Et je ne rentre pas dans les partis politiques. Je suis très à l’aise dans la société civile. Mais il est important pour nous, les femmes, pour que les choses puissent évoluer, changer positivement, d’être toujours ensemble avec un objectif précis.

Les hommes ne sont pas nos ennemis. Ce sont nos compagnons avec lesquels nous devons collaborer, avec lesquels nous devons travailler pour développer ce pays. En milieu politique, il y a beaucoup de compétitions. Évidemment, si l’on n’a pas la capacité de compétir dedans, l’on ne peut pas y être. Je pense donc qu’il est important de développer une stratégie de communication en direction de la population, sensibiliser la population sur l’importance de l’implication des femmes dans le processus de développement.

Le dernier élément, c’est inviter les États, comme le Sénégal, à signer beaucoup de conventions sous-régionales, régionales ou internationales. Ces conventions doivent être appliquées et respectées. Si elles ne le sont pas, cela crée un déséquilibre. Nous serons toujours obligées de développer des programmes, de nous battre, de nous faire entendre, de nous faire comprendre. Faire comprendre à l’État qu’il a pris des engagements et il faut qu’il les respecte. C’est donc un travail assez difficile, un travail permanent. 

Publié

Je suis diplômé en journalisme et communication au CESTI. Passionné d'environnement, de sport notamment le football et de tout ce qui a trait avec la géopolitique, je travaille, depuis novembre 2022, au journal Le Quotidien.

--