Moustapha Barry : « Les médias étrangers font mal car ils parlent à la communauté internationale »
La présidentielle est un enjeu énorme et les médias jouent un rôle fondamental dans une élection. Raison pour laquelle, le chef de l’Etat Macky Sall et son gouvernement s’empennent aux médias internationaux, notamment Rfi et France 24. A travers les sorties médiatiques, des communiqués et des tribunes signés, certains membres du gouvernement fustigent la manière dont ces médias traitent l’actualité politique sénégalaise. Ils considèrent que c’est une campagne internationale de dénigrement et de diabolisation contre la personne du Président et son régime. Dans cette interview, Moustapha Barry, Docteur en Science de l’Information et de la Communication analyse et explique ce bras de fer entre le régime en place et les médias étrangers.
Dans plusieurs sorties médiatiques, le Président Macky Sall a critiqué la façon dont les médias étrangers traitent l’actualité politique du pays. Il a parlé de campagne de diabolisation contre sa personne. Quelle analyse faites-vous de ses propos ?
Le Président est dans son droit. En effet, il sait que ces médias ne parlent pas qu’aux Sénégalais mais à d’autres personnes du monde entier. Nos journaux disent pire que ça. Mais c’est parce que la lecture de ces derniers se limitent au plan national, alors que les autres sont lus par des hommes d’affaires internationaux, des partenaires économiques et financiers qui avant de venir investir dans le pays lisent ces journaux pour connaitre la situation actuelle. Et, ce n’est quelque chose de nouveau de la part d’un Président sénégalais. On se rappelle que Wade avait renvoyé la correspondante de Radio France Internationale (Rfi) ici à Dakar, parce qu’elle avait traité l’affaire de la Casamance en allant interroger le porte-parole du MFDC.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2012, le Président Macky Sall a fait plus de sorties médiatiques avec la presse internationale qu'avec les médias nationaux. Aujourd’hui, qu'est-ce qui explique le fait qu’il s’en prenne à ces médias étrangers ?
Ces médias étrangers mettent le curseur là où ça peut faire mal. De 2012 à 2020, il a accordé plus d’interviews à cette presse internationale parce qu’il n’y avait pas beaucoup de crise. Mais à partir de 2021, le pays est totalement entré dans une crise et ces médias ne font que relayer. Et, c’est le rôle du journaliste d’analyser les faits. Nous avons vu le fact checking que France24 a fait sur les propos tenus par la police nationale lors des évènements de juin 2023. C’est un travail journalistique. Le ministre de la Communication n’a pas à dire à ces médias qu'ils font un « traitement séditieux ». Si le média trouve que ce que la police a dit n’est pas vrai, ils ont le droit de faire du fact checking. C’est un travail journalistique.
Dans un communiqué, le ministre de la Communication, des Télécommunications et de l’Economie numérique, Moussa Bocar Thiam a déclaré que ce traitement est « sans éthique, sans équilibre, tendancieux et subversif ». Ces propos du ministre sont-ils fondés ?
Autant le journaliste est libre d’écrire, autant le ministre de la Communication peut ne pas être d’accord. Maintenant est-ce que c’est tendancieux ? C’est à revoir. Une opinion est souvent tendancieuse. Ce que ces médias disent n’est pas faux. Un éditorial est une opinion qu’on donne sur un sujet. On peut être d’accord comme on peut ne pas l’être. Cependant, on ne doit pas s’attaquer à un édito, même si le ministre est dans son droit. Mais je pense que c’est pas intelligent de sa part. Le journalisme, c’est la liberté. Et vu que, ces médias ne s’adressent pas uniquement aux Sénégalais, il est obligé de faire des démentis. Maintenant, il reste à voir si ces communiqués et ces tribunes suffisent pour nier la réalité, je ne pense pas. Surtout ce que c’est un démenti formel qui ne nie pas forcement la réalité. Les journaux sénégalais titrent sur la France. Donc, pourquoi, les médias de ces pays ne devraient-ils pas parler du Sénégal ? Un journaliste peut écrire sur n’importe quel sujet qui concerne n’importe quel pays. Il n’a pas de frontière. La ligne éditoriale du journal le « Monde-Afrique » c’est l’Afrique. Nous tous, nous écoutons RFI. Ils ont le droit. Il n’y a pas d’interdit.
Certes, la ligne éditoriale de ces médias est orientée en Afrique, mais, certains jugent qu’il y a un parti pris dans leur manière de traiter l’information sénégalaise. Pour eux, ces médias sont du côté de l’opposition sénégalaise. Partagez-vous ces propos ?
Le groupe France-Médias-Monde est sous la tutelle du Ministère français des Affaires Etrangers. Ce pays a une base militaire au Sénégal et des centaines d’entreprises. Et souvent, quand elle commence à changer de camp politique, ces médias-là suivent aussi, non pas en dénigrant mais en mettant le curseur là où ça fait mal. La France est en train de rééquilibrer et de réorienter sa politique. Depuis le 03 juillet 2023, les autorités françaises savent que Macky ne sera pas candidat, et qu’à la suite de l’élection il y aura un potentiel candidat qui viendra, donc, il faut bien aménager le territoire pour que ce candidat puisse prendre en compte leur intérêt.
On a vu que même Ousmane Sonko qui était radical sur la France a totalement changé de discours jusqu’à accorder une interview à France 24. Le Sénégal est la porte d’entrée de la France en Afrique. C’est un changement de paradigme politique qui a entrainé ce glissement médiatique. Mais, ils disent la vérité. Ce sont des médias orientés vers l’Afrique, particulièrement celle francophone. Aujourd’hui ils savent qu’ils ont perdu le Mali, le Niger et le Burkina, et ils ont également des problèmes en Algérie et au Maroc. Du coup, s’ils perdent le Sénégal, c’est pratiquement fini pour eux. L’hexagone a beaucoup d’intérêt en Afrique. Perdre Dakar qui est la pointe la plus avancée du point de vue stratégique de l’océan atlantique et qui est plus proche du Moyen-Orient et de l’Amérique, c’est pratiquement quitter l’Afrique.
Dans ce contexte politique, certains leaders du camp présidentiel ont fustigé l’installation de certains envoyés spéciaux de quelques médias internationaux à Ziguinchor. Ils l’interprètent comme étant un parti pris. Est-ce que selon vous, cette installation à Ziguinchor est normale ?
Ce n’est pas un parti pris. Les médias quand ils couvent un pays, ils regardent où se trouvent les enjeux politiques. Et à partir de là, ils essayent de mettre des correspondants ou des envoyés spéciaux. C’est ce qui explique leur présence à Ziguinchor. Cette partie est un foyer de potentielle crise. Et les journalistes aiment les crises. Un média ne fait pas gagner une élection. En 1914, tous les médias pratiquement étaient contre Blaise Diagne. Et pourtant, il a gagné l’élection. Même les gouverneurs du Sénégal et celui de l’AOF étaient surpris de le voir gagner. Le média peut accompagner et sensibiliser. Lazarsfeld le dit dans son ouvrage intitulé The people's choice.